A quelques jours d’intervalle, les deux géants de l’industrie horlogère suisse ont récemment dévoilé leur nouvelle montre connectée. D’une part, TAG Heuer (LVMH). D’autre part, Tissot (Swatch Group). Mi-mars, juste avant le grand shutdown du monde, TAG Heuer lançait à New York la troisième génération de sa Connected, une « montre connectée de luxe » (à partir de 1.700 euros) à la finition extrêmement soignée, un acier inoxydable ou un acier au titane. boîtier et une lunette en céramique utilisée pour le contrôle de l’interface.
Il est équipé technologiquement d’une puce Snapdragon Wear 3100 de Qualcomm, d’une batterie de 430 mAh, d’une puce GPS, d’un capteur de fréquence cardiaque, du Bluetooth, du NFC (paiement), du Wi-Fi et d’un microphone pour utiliser Google Assistant. Nous l’avons essayée : bien qu’elle soit connectée, elle a tout d’une « vraie » montre. Et cela a son importance car pour cinq fois moins on peut retrouver quasiment les mêmes caractéristiques dans d’autres marques moins luxueuses.
Produire une authentique smartwatch haut de gamme était un challenge pour Frédéric Arnault, directeur de la stratégie et du digital chez TAG Heuer, qui espère jouer la carte du luxe face aux géants de la high-tech. Concrètement, pour créer un relais de croissance dans une économie désormais morose.
Pendant ce temps, Tissot (l’une des marques les plus puissantes au monde avec un chiffre d’affaires de plus d’un milliard d’euros) a présenté son T-Touch Connect Solar lors d’une conférence de presse virtuelle animée par Nick Hayek, patron du Swatch Group (16 marques et 8,2 milliards euros de chiffre d’affaires) dont fait partie Tissot.
Après sa première montre tactile lancée en 1999, la maison du Locle, très présente dans le sport (NBA, Tour de France, MotoGP…), hybride ici plusieurs technologies : tactilité, énergie solaire et connectivité. Et elle souhaite, comme TAG Heuer, que ses clients achètent cette T-Touch Connect Solar plutôt réussie comme ils le feraient pour une montre classique. Idée? Disons qu’il s’agit bien d’une montre et non d’un objet high-tech. « Les personnes qui achètent Tissot veulent un produit qui dure des années. Nous rejetons l’obsolescence des produits électroniques », insiste Tissot, qui affiche ici son identité horlogère en déposant 35 brevets. Cette innovation était attendue depuis des années. Le « serpent de mer » plaisante à l’expert.
Tissot T-touch Solar Connect (Tissot)
« La T Touch est une vraie montre, pas un gadget électronique qu’on jettera dans trois ans », note-t-on encore chez Tissot. Boîtier en titane, finitions différentes pour six variantes, étanchéité jusqu’à 100 mètres et système d’exploitation autonome appelé Swalps (Swiss Autonomous Low Power System). Sa grande force ? Une autonomie à très faible consommation énergétique développée grâce à son propre système d’exploitation interne nomade : six mois en mode connecté et dix ans hors ligne ! Lancement prévu cet été à un prix (enfin) inférieur à 1 000 euros.
L’Apple Watch plus forte que les montres suisses
En matière de montres connectées, les horlogers suisses ont pris leur temps. En 2019, selon un rapport du cabinet d’études Strategy Analytics, plus de montres Apple (30,7 millions, +36%) ont été vendues que de montres suisses (21,1 millions, -13%). Le géant californien serait vendu pour environ 13,8 milliards de dollars (environ, source IDC Institute) ; et seulement cinq ans après avoir lancé sa première Apple Watch en avril 2015. Tout un changement.
Longtemps hégémonique du secteur, la centrale suisse reste dominante sur le segment de la haute horlogerie de luxe, mais est désormais à la traîne sur le créneau des montres connectées et des modèles d’entrée de gamme à moins de 500 euros.
Depuis qu’Apple est entré sur le marché avec son Apple Watch en 2015, le premier segment de marché des montres suisses de moins de 500 francs suisses (470 euros) a subi une perte de volume de 37 %.
Selon les chiffres de la Fédération de l’industrie horlogère suisse, « les montres de plus de 3’000 francs suisses (2’800 €) ont connu une forte hausse de +12,9% en valeur » en décembre 2019. En dessous, le chiffre d’affaires à l’exportation a baissé de 5,2% par rapport à 2018 « Pire encore, depuis que la firme de Cupertino est entrée sur le marché avec son Apple Watch en 2015, le premier segment de marché des montres suisses avec un prix de détail inférieur à 500 francs suisses (470 €) a subi une perte de volume de 37 % », note-t-il au Journal de la Haute Horlogerie dans une analyse documentée. « Le même constat pour la catégorie allant de 500 (470 €) à 1200 francs suisses (1130 €) soit une baisse de 21% sur la même période. Faut-il y voir une cause à effet ?Ce n’est pas impossible.
TAG Heuer connecté (Tag Heuer)
Le Swiss Made en étendard
Dans l’industrie horlogère plutôt conservatrice, il est à la mode de dire que l’Apple Watch n’est pas vraiment une montre. Mais les chiffres ne mentent pas. De plus, les êtres humains n’ont qu’un seul poignet gauche et les « montres intelligentes » (pas seulement Apple Watch mais aussi Samsung, Huawei, Fossil et autres Garmin ou Suunto) les colonisent comme un virus au détriment des bonnes vieilles montres mécaniques. Bref, les Suisses ont trop attendu.
Plusieurs entreprises de sellerie qui élèvent le standard du « Swiss Made » ont pourtant misé – chacune à leur manière et timidement – sur la connexion ces dernières années. Il y a trois ans, Montblanc lançait la Summit équipée d’un processeur Qualcomm, et TAG Heuer lançait sa Connected 45 en collaboration avec Intel. Louis Vuitton s’est également jeté à l’eau avec son Tambour Horizon en intégrant (assez intelligemment) le contenu de ses City Guides. Hublot s’est aussi aventuré en pariant sur des éditions très limitées qui se vendent au compte-goutte lors des grandes compétitions de football (Euro, Coupe du monde).
Voilà pour LVMH et Richemont. On pense aussi à Frédérique Constant, qui a misé avec son Horological Smart Watch en hybridant entre un horloger mécanique et un horloger connecté. Des marques montantes high-tech comme Fossil sont également entrées dans la mêlée sans sourciller, notamment grâce à leurs licences mode comme Hugo Boss. Il en va de même pour les géants asiatiques du téléphone (Samsung, Huawei) et les marques plus « sportives » comme Garmin et Suunto qui ont enfin vu un moyen de se lancer dans le lifestyle.
Les Japonais? Comme les Suisses, mais pour des raisons différentes, Seiko, Citizen et Casio semblaient interloqués et persistaient dans leurs domaines de prédilection : quartz, radio piloté et GPS solaire. Casio est allé voir là-bas avec son Pro-Trek, sans grande conviction. Bref, chacun a joué son rôle. Hermès, seule maison de luxe à avoir eu le privilège de travailler avec Apple, a une nouvelle fois démontré sa science de la déviation en développant des bandes et des écrans exclusifs.
Comment expliquer cette réticence ?
Deux idées pourraient le résumer : le dogmatisme du secteur et son complexe de supériorité. Pendant longtemps, l’industrie horlogère suisse (mais aussi japonaise) a en fait érigé le concept de production en religion absolue. Comprendre : la possibilité de produire une montre de A à Z en interne, avec une maîtrise à 100% sur toute la chaîne de production. Cependant, aucun grand groupe horloger n’a aujourd’hui la puissance technologique pour développer du matériel de montre intelligente, ce qui nécessite de gros investissements.
Du coup, certains horlogers locaux ont refusé de s’associer à des géants de la high-tech pour ne pas perdre ce qui faisait leur force : leur liberté… et le « made in Switzerland ». Il n’y a pas d’autre explication au retard industriel du groupe Swach, qui a mis du temps (plusieurs années) à développer son propre système d’exploitation (SwALPS) pour sa première montre connectée, la Tissot T-Touch Connect Solar. Cette volonté de rester indépendant est louable. Et cela devrait payer à moyen terme.
Complexe de supériorité? Oui aussi. Pendant longtemps, les horlogers suisses – convaincus d’être seuls au monde mais piégés par leurs propres histoires – ont cru que l’attrait des montres connectées ne serait qu’une fantaisie passagère ; sauf pour certaines marques du groupe LVMH (Louis Vuitton, Hublot, TAG Heuer) et Montblanc (groupe Richemont), qui ont été les premiers acteurs du luxe à percer. Pendant ce temps, Apple a pris les devants. Il faudra du temps pour se rattraper, bien sûr.
publié le 27 mars 2020 à 11h31 mis à jour le 29 mai 2020 à 12h01