La directrice artistique de Dior et sa fille dévoilent dans leur collection Croisière une Séville métissée, poétique, viscéralement attachée à l’artisanat. Complices et compléments, ils nous renvoient à la mode qui les unit.
La nuit tombe à Séville. En juin, on se retrouve dans la capitale andalouse avec Maria Grazia Chiuri et sa fille, Rachele Regini, 26 ans, qui a rejoint Dior en 2020 en tant que consultante de la maison, titulaire d’un doctorat en études de genre. Toutes deux partagent l’ambition d’une mode sans frontières, chacune nourrissant le féminisme de l’autre. Ce soir-là, nous venons d’assister à un spectacle d’une somptueuse beauté. La collection Croisière 2023 de la maison parisienne est une ode à l’artisanat andalou. Mieux : une célébration de sa culture, ou plutôt de ses cultures, dominée par des pièces masculines, chapeaux cordouans, broderies et passementerie, sans jamais tomber dans le cliché. Ses clins d’œil aux robes de flamenco, à la Semaine Sainte ou encore à l’univers des sports équestres nourrissent subtilement l’ensemble de la collection. Maria Grazia elle-même nous avoue qu’elle a tenté d’échapper à l’effet mémoire, c’est pourquoi ces derniers mois, elle s’est immergée dans le monde artistique de Séville, en collaborant avec des artisans de la province. : le brodeur Jesús Rosado, le sellier Javier Menacho, les modistes Fernández y Roche ou les orfèvres de la Maison Ramos. Sans oublier María José Sánchez Espinar et ses belles écharpes de flamenco. Une véritable déclaration d’amour pour leur métier, tellement ancré localement qu’il en devient universel. Car ce qui intéresse le designer italien, c’est précisément la façon dont des peuples si différents – des Arabes aux Philippins – se sont réunis dans ces pays. Elle nous montre qu’à Paris, Milan ou à l’ombre de la Giralda, une mode sans frontières devient possible, une mode contre les nationalismes. Conversation entre mère et fille sur la tradition, la transmission et la créativité féminine.
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ELLE. Lecce, Athènes et maintenant Séville… Pourquoi avoir choisi de présenter cette nouvelle collection dans le sud de l’Espagne ?
MARIA GRAZIA CHURI. Je suis très intéressé par la région méditerranéenne. C’est mon parcours, et l’Espagne en particulier est un pays d’une incroyable diversité. Le vestiaire espagnol est une référence affectueuse à des créateurs tels que John Galliano, Christian Lacroix… Outre Balenciaga, qui, avec Dior, fut le plus grand couturier de l’histoire, la tradition qui existe ici est très importante et reste vivante grâce à le plus jeune. Et puis c’est fascinant de penser à l’origine des choses, comment tel ou tel objet devient le symbole d’un certain lieu. Par exemple, le châle est un élément propre à l’identité hispanique puisqu’il apparaît d’abord aux Philippines, avant de traverser l’Inde et l’Amérique du Sud pour ensuite arriver ici. Il en va de même pour le ventilateur. Pour moi, c’est un territoire presque infini à explorer, et je ne fais que commencer.
ELLE. C’est donc une mode qui va au-delà des simples vêtements, en envoyant un message de paix ?
MGC Et qui est capable de créer une nouvelle beauté. Surtout maintenant qu’on entend beaucoup parler de ce qui serait authentique et de ce qui ne le serait pas… La question qu’on ne se pose jamais est : authentique pour quoi et pour qui ? Le dialogue entre les peuples génère même de la beauté et donne un sentiment d’appartenance. C’est ce qui se passe avec la danse. Le flamenco est en fait originaire de l’Inde, son histoire est très belle. Et cette danse va forger l’identité espagnole, qui est déjà un mélange des fruits de l’héritage arabe, juif et chrétien… J’ai eu beaucoup de plaisir à visiter un atelier qui travaille pour toutes les confréries présentes en Espagne et qui utilisent transforme les parures des tenues traditionnelles, brocart d’or et d’argent, en créations haute couture d’une brodeuse…
ELLE. Qu’est-ce qui vous a inspiré ?
MGC La danseuse Carmen Amaya était sans aucun doute une grande référence. Ses images m’ont beaucoup plu, tout comme son histoire : comment elle a intégré les mouvements masculins du flamenco et comment elle est devenue célèbre, même à Paris. Une femme exceptionnellement émancipée pour son époque. Elle nous a rappelé Blanca Li, à qui nous avons demandé de travailler avec nous, qui a également révolutionné la danse traditionnelle. Au fait, Rachele et moi sommes de grands admirateurs de Pedro Almodóvar. Pour moi, c’est le réalisateur qui décrit le mieux le caractère des femmes.
ELLE. C’est un redoutable connaisseur de l’âme féminine !
MGC J’ai eu le plaisir de le rencontrer à Madrid, c’était un de mes rêves. J’aurais aimé qu’il se joigne à nous pour le défilé, ne serait-ce qu’en tant qu’invité, mais il était en plein tournage.
Rachele Régini. Ses personnages séduisent toutes les générations. Ma grand-mère, ma mère et moi avons grandi avec ses histoires et nous nous sentons connectés à elles.
MGC Quand tu vois ses films, tu te dis : « Bon, c’est de là que je viens, j’appartiens à ce monde. Ce voyage m’a permis de mieux connaître l’Espagne et de ressentir une certaine connexion avec cet esprit si particulier. Par exemple, j’ai la même éducation catholique, j’ai pu m’émerveiller devant cette source d’inspiration. J’aime qu’il y ait une Vierge pour chaque quartier ici, que les gens se soucient d’elle…
ELLE. Rachele, la mode peut-elle aider à comprendre une société ?
R.R. Oui, il est important d’établir un dialogue entre le territoire et ses habitants. Il était essentiel pour nous de ne pas forcer notre vision. Nous avons fait plusieurs voyages avant de nous lancer, pour comprendre non seulement l’esprit des vêtements, mais aussi leur tradition et celle de l’entreprise, pour pouvoir tout mélanger avec l’histoire de la marque.
MGC Nous appelons cela la « durabilité sociale ». L’essentiel est de produire exclusivement in situ. Peu d’entreprises peuvent se le permettre car les coûts sont très élevés.
ELLE. L’une des missions de la mode est-elle de soutenir l’artisanat ?
La MGC France est incroyable sur ce terrain, et c’est dommage qu’il n’en soit pas de même en Italie. Nous pouvons apprendre beaucoup de la façon dont la France soutient ses petits ateliers et son artisanat. Les grandes entreprises partagent la volonté politique de faire vivre ces métiers et de promouvoir leur savoir-faire. Et il me semble que l’Espagne n’a pas encore perdu cette tradition souvent familiale.
ELLE. En parlant de famille, je comprends, Rachele, c’était dur pour toi de travailler avec ta mère ?
R.R. Nous avons essayé de créer un dialogue où nous sommes égaux. Je n’aime pas l’appeler ma petite amie, elle sera toujours ma mère. Mais c’est quelque chose que nous avons construit ensemble. Et ce n’est pas facile, pas du tout. Nous avons réussi après des années de discussions, d’arguments…
MGC Oui, je voulais qu’elle vienne travailler pour moi, mais elle ne voulait pas, et elle avait raison. Elle voulait tracer sa propre voie. Après, grâce à la pandémie, je l’ai convaincue. Même si en fait elle avait travaillé avec moi bien avant.
R.R. Je crois que pour construire une bonne relation de travail, il faut être sûr de sa propre individualité, de son indépendance.
MGC J’apprends beaucoup avec mes enfants. Ils sont très différents de moi et de mon mari. Et dans ce monde où l’on a souvent peur de donner son point de vue, je peux compter sur des yeux extérieurs, ceux de Rachele mais aussi ceux de mon mari. Ils me disent vraiment ce qu’ils pensent.
RR Nous avons des looks différents. J’ai un esprit rationnel et logique.
MGC Elle tient ça de son père, ils sont tous les deux très analytiques. Pas moi du tout, je suis juste instinctif !
ELLE. Ta mère dit : « Pour changer les choses, il faut se salir les mains. »
R.R. C’est une phrase qu’elle répète souvent. C’est sa philosophie : prendre le taureau par les cornes et prendre des risques. Elle a commencé à me dire ça quand j’étais à l’université à Londres parce que je me suis enfermée dans la « vision » que j’apprenais. Quand j’ai eu une critique, elle m’a dit de travailler avec elle pour trouver un moyen de mettre en pratique ce que j’avais appris, que je devais « me salir les mains ».
MGC Parfois les gens sont critiques, c’est bien, mais ça ne peut pas rester à ce stade, sinon c’est stérile. Il faut trouver un moyen de changer les choses, prendre le risque de se tromper.
ELLE. Vous souhaitez promouvoir les talents féminins ?
MGC Oui ! Les femmes pensent toujours qu’elles ne peuvent pas le supporter…
ELLE. C’est le fameux syndrome de l’imposteur…
MGC Je n’ai jamais vu un homme se sentir insuffisant. Je pense que nous, les femmes, luttons pour reconnaître notre propre talent, croire en nous et célébrer notre force. Comme si c’était de mauvais goût. Mais ce n’est pas le cas. Si vous êtes bon dans ce que vous faites, dites-le, cela n’enlèvera rien à personne.