Même circulaires, nos achats de fast fashion n’ont rien de responsable
Si le marché de l’occasion semble pouvoir répondre à de nombreux enjeux économiques, sociaux et environnementaux, l’expansion de la fast fashion, qui constitue aujourd’hui la majeure partie de son offre, apporte un corollaire : la réduction drastique de la qualité et donc de la durée de vie d’un vêtement. Associée à l’obsolescence émotionnelle, elle favorise inévitablement le renouvellement rapide de nos achats et une attitude communément acquise de jeter/donner/tenter de revendre des vêtements de mauvaise qualité avec peu de chance d’avoir une seconde vie.
A cela s’ajoute un effet rebond : la déculpabilisation des achats, en cas de vente sur un second marché. Comme si, finalement, c’était une échelle qui pouvait annuler toute considération éthique : je donne/vends/jette, donc je peux racheter. Tout cela est responsable d’une multiplication des volumes de balles de vêtements usagés arrivant en Afrique.
Une enquête réalisée en Belgique montre que, si la quantité de vêtements de seconde main augmente (le renouvellement des garde-robes est de plus en plus fréquent), il n’en est pas de même pour la qualité des vêtements portés dans les pays du Nord, qu’il a considérablement baissé. Cette baisse de qualité augmente le travail de tri, mais pas ses résultats, puisque la part « récupérable » des vêtements n’augmente pas [1]. Selon l’ONU, avec 505 000 tonnes, l’Allemagne occupe la deuxième place du classement des pays qui exportent le plus de vêtements usagés par an, après les 780 000 tonnes des États-Unis. La Grande-Bretagne occupe la troisième place. Quant à la France, elle exporte 155 000 tonnes de vêtements d’occasion par an. Aujourd’hui, on estime qu’entre un quart et un tiers de ces exportations sont destinées à l’Afrique subsaharienne.
La seconde main, un marché rendu très lucratif par la transformation de nos dons en produits financiers
D’où vient le marché de l’occasion ? Le Relais, premier opérateur de collecte et de valorisation textile en France, milite pour que le secteur de l’économie solidaire garde le contrôle du secteur de l’habillement de seconde main. Dans ses terminaux, Le Relais collecte chaque année 150 000 tonnes de textiles. Que deviennent ces vêtements placés dans les bennes à vêtements ? Pierre Duponchel, co-fondateur du Relais, explique que, contrairement aux idées reçues, la plupart des vêtements collectés ne sont pas donnés aux « nécessiteux » : « la grande majorité des dons rentrent dans les circuits économiques traditionnels, à but lucratif [2 ] ”.
D’abord collectés puis triés, ces vêtements emprunteront ensuite des parcours différents : selon leur état, un vêtement sur dix sera revendu dans un magasin en France (pièces en très bon état), la moitié (les plus abîmées) sera destinée à l’exportation (essentiellement en Afrique, et plus résiduellement dans les pays de l’Est), 3% finiront en déchets, et le reste (vêtements déchirés, inutilisables) servira à fabriquer des chiffons et des matières premières (comme par exemple l’isolant ‘Métis’ qui peut être utilisé pendant une vingtaine d’années dans une maison).
Le trajet de la fripe en Méditerranée
Dans le rapport de l’AFP « Que deviennent les vêtements donnés dans les bornes Le Relais [3] ? », Emmanuel Pilloy, PDG de Relais Est/Île-de-France, illustre tout ce processus en prenant l’exemple du centre de tri du Relais de Soissons, qui centralise les collectes dans le grand nord-est de Paris. Acheminés ensuite au Sénégal, ces mêmes vêtements finissent dans un centre de tri Relais à Diamniadio, à une trentaine de kilomètres de Dakar, où une cinquantaine d’employés trieront à nouveau les tonnes de vêtements en provenance de France. Les vêtements triés dans cette usine inonderont ensuite le marché de Colobane, en plein cœur de Dakar.
Dans le reportage d’Arte « Tunisie : le business du drap [4] », les journalistes interrogent les représentants d’Emmaüs, qui trient et revendent en France une partie des vêtements collectés, tandis qu’une autre partie est envoyée à l’étranger. Le porte-parole d’Emmaüs explique que les quantités de vêtements récupérées dépassent les besoins des « pauvres », les sans-abris en France ne pouvant être la seule destination des vêtements donnés.
Le système est le même partout : certaines bennes sont directement exploitées par des sociétés privées, d’autres portent le logo d’ONG (Croix-Rouge, Caritas, etc.), qui revendent ensuite la majorité à l’exportation, ce qui donne lieu à des avantages financiers. C’est ce qu’on appelle « la transformation du don matériel en don financier [5] ».
La délocalisation du tri : une fois collectés dans un pays occidental, vers où sont acheminées ces tonnes de vêtements ?
Ainsi, les vêtements donnés (jetés ?) par les Européens sont acheminés vers les pays du Maghreb, où s’effectue la majorité de la première étape de tri. Le reportage d’Arte « Tunisie : le business du drap [6] » interroge Chokri Chniti, devenu « l’un des rois de la fripe [7] », qui explique travailler avec plusieurs associations et avoir de nombreux gisements, principalement en Italie, Canada, en Suisse et en Allemagne. On le retrouve face à une montagne de sacs de vêtements, qu’il va d’abord récupérer dans une de ses usines tunisiennes.
C’est ainsi que les vêtements sont acheminés vers la région de Kairouan, au centre de la Tunisie. Le reportage présente ensuite l’usine de l’entreprise Stif, l’une des plus importantes du pays, comptant jusqu’à un millier d’ouvriers, et traitant l’équivalent de cinq millions de t-shirts par mois. C’est dans ces usines que ces vêtements usagés prendront toute leur valeur marchande. Plusieurs tris sont effectués : d’abord selon la catégorie du vêtement, puis selon la qualité du vêtement (de la qualité la plus basse, « le chiffon », à la meilleure qualité, « la crème », dans le jargon de C’est ce tri, selon la qualité du vêtement, qui cristallise symboliquement les enjeux mondialisés.
En effet, la plupart des vêtements de moindre qualité seront exportés vers l’Inde ou le Pakistan, où le textile sera entièrement transformé (en tapis de bain ou en isolant thermique), tandis qu’un tiers de la production d’assez bonne qualité sera vendu à des grossistes locaux pour approvisionner le marché tunisien de la friperie.
Or, ce qui est paradoxal, c’est que les pièces s’avérant de qualité supérieure lors du tri en Tunisie seront renvoyées en Europe, pour alimenter les friperies européennes, qui pratiqueront surtout des marges bénéficiaires exorbitantes. En effet, comme l’explique Andrew Brooks, maître de conférences en économie du développement au King’s College de Londres et auteur de Clothing Poverty : « Vous pourriez penser que les vêtements d’occasion ne valent pas grand-chose. Mais il y a un moment de magie, où les dons, objets désordonnés et mélangés, redeviennent, grâce au tri et au transport, des biens organisés et vendables. »
Dans son article « L’Afrique, plaque tournante de la fripe [8] », Julie Pêcheur a interviewé Amah, une friperie qui possède des corners dans des boutiques vintage à Paris et à Stockholm, et sillonne les marchés de Lomé pour les approvisionner. Il explique lui-même les marges bénéficiaires possibles sur la revente en Occident de vêtements d’occasion trouvés au Togo : le prix des beaux sacs peut être multiplié par 10 ou 12 dans les vitrines parisiennes, une robe vintage de bonne facture et de taille M vaudra 100 à 150 fois son prix initial. Ce sont donc des marges bénéficiaires exorbitantes pour des vêtements qui ont été exportés puis réimportés.
Enfin, les vêtements plus légers et de moins bonne qualité partent vers la destination inverse : en Afrique subsaharienne, où atterrit un tiers des vêtements commercialisés dans le monde. Le Sénégal importe à lui seul 7 000 tonnes de vêtements usagés chaque année, qui concurrencent ainsi les vêtements traditionnels sénégalais ou les vêtements à bas prix importés de Chine [9]. Le reportage d’Arte précité interroge un vendeur de vêtements d’occasion sénégalais, qui, après avoir vendu des vêtements dans un marché de Dakar, part ensuite vers les marchés intérieurs du pays, afin que chacun puisse avoir la possibilité de s’habiller à moindre coût.
A 450 km de Dakar, le reportage nous emmène dans un petit village de la région de Tambacounda. Là encore, les habitudes vestimentaires ont changé avec le temps. Une mère montre les vêtements d’une friperie qu’elle a achetés pour sa famille et dit qu’elle les achète deux ou trois fois par an parce que leur coût est moins élevé. On comprend vite que la friperie est une habitude quotidienne pour ces villageois, pour aller aux champs par exemple. Le paradoxe est que, comme tout le monde dans la région, ces villageois cultivent du coton, qui ira entièrement à l’étranger, le plus souvent en Asie, pour être transformé en vêtements, destinés au marché occidental, vêtements qui reviendront en bout de chaîne. , à la fin de leur seconde vie, après un passage dans les bennes du coin, et un long voyage à travers les continents.
En 2017, le Mali et le Burkina-Faso étaient les premiers producteurs de coton en Afrique. Le Cameroun, premier pays d’Afrique centrale, est un producteur plus modeste, mais a réalisé les meilleurs rendements de cette culture, avec près de 500 kilogrammes de coton à l’hectare. Le Tchad et le Togo représentent également une part importante de cette production. Pourtant, l’Afrique reste le continent où la vente de vêtements d’occasion prospère, plus que jamais [10].
Les effets néfastes du circuit de la seconde main sur les économies locales du textile
Une concurrence occidentale déloyale aux productions locales de vêtements
Certains accusent la marée de vêtements qui inonde les marchés de fripes africaines d’avoir ruiné les industries textiles locales. D’autres pointent plutôt le manque d’investissements et l’impact de certains accords commerciaux, notamment avec la Chine.
Cependant, certains pays d’Afrique de l’Est essaient de développer leur propre industrie du vêtement. C’est ce qui a poussé quatre pays d’Afrique de l’Est, le Rwanda, le Kenya, la Tanzanie et l’Ouganda, à augmenter, en mars 2016, les droits de douane sur les vêtements usagés, allant parfois jusqu’à les multiplier par vingt. Le lobby américain du vêtement d’occasion a alors alerté l’administration Trump, qui a ouvert une enquête en 2017 pour déterminer si ces mesures n’enfreignaient pas l’AGOA (African Growth and Opportunity Act), un accord commercial avec les États. Les États-Unis ont signé il y a huit ans qui autorise les relations de libre-échange entre les États-Unis et les pays africains. Face à la pression, les gouvernements africains ont alors annulé la hausse des droits de douane. Seul le Rwanda n’a pas cédé, ce qui a entraîné le retrait du pays de la liste des pays bénéficiaires de l’AGOA.
Le marché des vêtements d’occasion étouffe l’industrie textile dans les pays africains. Au Maroc, par exemple, la friperie constitue une réelle menace pour le « made in Morocco » mais aussi pour le nouveau commerce : 30 % de la friperie importée est autorisée à la vente sur le marché local, le volume de friperie vêtements introduits sur le marché intérieur continue de croître. Les textiliens réclament ainsi l’interdiction de vendre des vêtements d’occasion en bon état et que les volumes importés soient transformés avant d’être réexportés [11].
Au Burundi, par exemple, les confectionneurs rencontrent d’énormes difficultés pour écouler leurs produits : « Le marché est envahi par des opérateurs économiques étrangers qui inondent le marché de vêtements de seconde main. Ce qui signifie que vous ne pouvez pas trouver de clients. En conséquence, la plupart des usines de confection et de couture ont fermé leurs portes », a déclaré Hon. Claver Nduwimana, designer burundais de formation. La friperie est devenue un si gros business au Burundi que l’industrie textile n’a pas pu s’y développer. Ce commerce est alors décrié comme une concurrence déloyale, en raison du prix très bas de ces vêtements d’occasion [12].
« Pour chaque emploi créé dans les pays industrialisés dans la collecte et le recyclage des vêtements, dix sont perdus dans les pays en développement. », explique le secrétaire de la Fédération internationale du textile. Il va même jusqu’à affirmer que « les organisations humanitaires exportent la pauvreté. » [13].
Transports polluants et décharge à ciel ouvert
La friperie Amah Ayivi précise : « La plupart des pièces que l’on trouve dans la friperie passent par l’Afrique, qui est la poubelle de l’industrie de la mode. C’est là que finissent les vêtements dont personne ne veut. [14] ». Au Ghana, ces vêtements d’occasion sont aussi appelés « vêtements d’hommes blancs morts », c’est-à-dire les vêtements morts d’hommes blancs, à la fois le commerce de vêtements usagés, bien qu’ayant créé des milliers d’emplois, transforme également certaines parties du Ghana en une décharge toxique. En 2020, malgré la paralysie logistique internationale, la France a exporté plus de 130 000 tonnes de déchets textiles, soit directement, soit en transitant par la Belgique, les Pays-Bas, la Tunisie, le Maroc et les Émirats arabes. Unis [15]. Chaque jour, le Ghana reçoit 160 tonnes de déchets textiles, des vêtements de mauvaise qualité, principalement issus de la fast fashion en provenance d’Australie et du Royaume-Uni [16].
Cependant, les statistiques douanières ne reflètent que le commerce légal. Après les déchets plastiques et métalliques, les vêtements et accessoires de mode usagés constituent la troisième catégorie de déchets faisant l’objet d’une contrebande [17]. En 2020, les douanes de Lagos, au Nigéria, ont saisi 3047 balles de vêtements usagés, 86 sacs à main usagés et 35 chaussures usagées [18].
Arrivés en Afrique, 2 objets sur 3 sont considérés comme inutilisables. Sur les rives du lagon de Korle, dans la capitale ghanéenne d’Accra, une dune artificielle d’une vingtaine de mètres de haut s’est ajoutée au paysage et grandit depuis quinze ans. Il n’est pas composé de terre ou de cailloux, mais d’environ 60% de vêtements inutiles et 40% de déchets du quotidien. Les vêtements, provenant de bennes à ordures et de campagnes caritatives en Australie et au Royaume-Uni, ont été expédiés au Ghana pour être revendus et réutilisés. Ainsi, les feux à ciel ouvert sont fréquents et produisent des fumées toxiques et des imbrûlés en décomposant les colorants chimiques et en brûlant les tissus synthétiques d’origine pétrochimique.
Notre dépendance à la fast fashion, la mode « jetable », est une catastrophe environnementale au bout du monde : en bout de chaîne, les vêtements non revendables ou portables sont balayés et réemballés, avant d’être éparpillés dans un déverser et/ou brûler. Solomon Noi, un importateur de vêtements recyclés, désemparé par cette situation, s’est confié au micro d’ABC News : « Nous sommes devenus le dépotoir des déchets textiles produits d’Europe, des Amériques et d’ailleurs. [19] »
Références citées
[1] A titre d’illustration, l’association belge de collecte Les Petits Riens utilise moins de 1% des 3 000 tonnes collectées par an. Ainsi, 20% sont destinés à l’enfouissement, 30% deviennent des chiffons, 10% sont vendus dans des magasins en Belgique et le reste à des opérateurs privés qui exportent vers l’Afrique. En France, seulement 7 à 10 % des 160 000 tonnes de vêtements que nous donnons chaque année à des associations caritatives sont distribués dans les vestiaires associatifs, 50 à 60 % sont détruits.
[2] PÊCHEUR Julie, « L’Afrique, plaque tournante de la friperie », Le Monde, 29 septembre 2017.
[4] « Tunisie : le business du chiffon », Arte Reportage, septembre 2018.
[8] PÊCHEUR Julie, « L’Afrique, plaque tournante de la fripe », op. cit.
[9] Les vêtements à bas prix importés de Chine sont certainement attrayants en raison de leur prix abordable, mais ils sont aussi souvent critiqués comme étant de moindre qualité. Ainsi, entre un vêtement d’occasion européen ou américain et un vêtement importé directement de Chine, le choix est vite fait : les vêtements d’occasion occidentaux ont l’avantage d’être de meilleure qualité, pour un coût généralement égal.
[10] LINGE Idriss, « Friperies en Afrique : d’abord une histoire de générosité…devenue un vrai business », Ecofin, 20 avril 2018.
[11] ALAMI Malika, « Une menace pour l’industrie locale : La friperie ne vit pas la crise », La Vie Éco, 20 juin 2021.
[12] « Les friperies déstabilisent l’industrie textile », Journal Burundi Eco, 19 novembre 2021.
[13] CHASTANG Sandrine, « Toutes les façons de rater un don humanitaire », Revue du MAUSS, 2008/1 (n° 31), p. 318-347
[14 LECLERCQ Noëmie, « La friperie est-elle vraiment éthique », Elle, 30 mai 2021.
[15] Site de l’association Robin des Bois. « Les basses fringues », Robindesbois.org, 01 octobre 2021.
[16] SATTO Victoire, « Un documentaire sur le Ghana, la poubelle textile du monde », The Good Goods, 05 septembre 2021.
[17] Selon Interpol, lors d’opérations spéciales coordonnées entre les administrations douanières de plus de 70 pays.
[18] Site de l’association Robin des Bois. « Les basses fringues », Robindesbois.org, 01 octobre 2021.
[19] « Ghana : nos vêtements ‘à recycler’ finissent par millions sur les plages », Aurore Market, 06 octobre 2021.