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Lundi 19 décembre 2022 à 6h18

Malgré l’embargo imposé par l’Occident, les produits de luxe traversent toujours les frontières de la Russie et restent accessibles aux Russes les plus aisés. Les grandes maisons se disent impuissantes face aux multiples contournements des sanctions.

Cette année encore, « Ded Moroz » (littéralement « Papy Gel »), la version russe du Père Noël, placera les célèbres sacs des grandes maisons de luxe européennes sous les sapins de Noël des Russes fortunés. Pourtant, le 11 mars 2022, Ursula Von der Leyen a montré sa fermeté. « Nous allons interdire toutes les exportations de produits de luxe de l’UE vers la Russie (…), ceux qui soutiennent la machine de guerre de Poutine ne doivent plus pouvoir profiter de leur train de vie somptueux », a affirmé le président de la Commission européenne en présentant le quatrième paquet de sanctions contre la Russie. Depuis cette date, toutes les exportations vers la Russie d’articles de luxe dont la valeur dépasse 300 euros sont interdites.

Les dernières collections en vente à Moscou où « il est possible de tout trouver »

Les revendeurs se fournissent via la Turquie, l’Arménie ou Dubaï

Les États-Unis et

« Pour les marques, la Russie reste un marché intéressant »

le Royaume-Uni a pris des mesures similaires.

Lancel toujours présent à Moscou

Dans les rues Petrovka et Stoleshnikov à Moscou, les boutiques Dior, Chanel, Fendi et Louis Vuitton affichent toutes la même petite pancarte expliquant qu’elles sont « fermées pour des raisons techniques ». Peu après le début de la guerre, la grande majorité des grandes maisons occidentales annoncent leur retrait du marché russe. Officiellement, leur position n’a pas changé. Mais à deux pas, chez Tsoum, le grand magasin de Moscou, les rayons regorgent encore d’articles manifestement sous embargo. Sur Internet, de nombreux sites russes proposent les modèles phares des grandes maisons, françaises et italiennes notamment.

« Le luxe est toujours disponible pour ceux qui le souhaitent, confirme Stanislava Najmitdinova, consultante spécialisée dans le secteur. C’est juste qu’il y a maintenant beaucoup plus de complications liées à la logistique. Je note aussi que certains objets présentés appartiennent parfois à des collections des années passées. , ce qui confirme qu’il y a des problèmes d’approvisionnement. Mais en fait, il est possible de trouver absolument tout », explique ce spécialiste.

Des acheteurs parcourent l’Europe pour rapporter les pièces les plus recherchées

Plusieurs connaisseurs du secteur nous ont expliqué que les distributeurs avaient constitué des stocks très tôt après l’entrée en guerre de la Russie. Sur la messagerie Telegram, on a également constaté la recrudescence des ventes parallèles d’articles de luxe, rappelant pour beaucoup le marché noir des années 90, lorsque les grandes maisons n’avaient pas encore investi sur le marché local. Mais l’inventaire n’est pas toute l’histoire. Pour en être sûr, nous sommes allés essayer un manteau de la marque Hugo Boss chez TSUM. Prix ​​catalogue : 85 000 roubles, soit environ 1200 euros. Quand on demande à la vendeuse s’il s’agit de la dernière collection, elle attrape l’étiquette et nous la montre : « Regardez là, il y a la date de fabrication. Mai 2022. C’est donc la collection hiver qui a été cousue cet été ».

Ce manteau est donc entré en Russie bien après la mise en place de l’embargo. Ailleurs dans le magasin, des affiches annoncent la présence de nombreux produits de la collection hiver Saint Laurent, Dolce & Gabbana, Prada… La raison de leur présence porte un nom désormais bien connu en Russie : les importations parallèles. « Avant en Russie, il y avait des filiales ou des sociétés russes qui étaient des distributeurs officiels », explique Alexandra Akimova, avocate dans un cabinet d’avocats moscovite. « En gros, ils étaient les seuls à avoir le droit d’importer certaines marchandises dans le pays. Mais à cause des problèmes que nous rencontrons, le gouvernement a décidé d’autoriser les importations parallèles. Désormais, toutes les entreprises ou même les personnes physiques qui peuvent organiser la livraison sont autorisées. d’importer les produits immatriculés au registre du Ministère du Commerce. »

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La route de la « caravane arménienne »

En clair, les articles de luxe en question peuvent avoir été achetés par une société basée dans un pays qui continue à commercer avec la Russie, l’Arménie, la Turquie, les Emirats Arabes Unis notamment, puis réexportés vers Moscou. Or, le règlement européen qui fixe les conditions de l’embargo précise que les exportations « directes et indirectes » sont interdites. Mais toutes les maisons de luxe que nous avons contactées affirment que ces ventes échappent à leur contrôle. LVMH explique qu’un « cadre juridique strict entoure [ses] relations avec [ses] partenaires interdisant toute revente à des intermédiaires ». Chez Kering (Gucci, Saint Laurent, Balenciaga…) ils auraient également mis en place de telles mesures, tout en admettant qu’elles « ne permettent pas de contrôler à 100% que des tiers ne réexportent aucun de nos produits à notre insu ».

La consultante Stanislava Najmitdinova ne croit pas que toutes les grandes maisons se battent avec la plus grande énergie contre ces importations parallèles qui permettent au marché russe de se maintenir à flot. « Malgré leur position politique, qu’elles ont été obligées d’exprimer sous une certaine pression, les marques ont une vision commerciale dans laquelle la Russie reste un marché très intéressant », estime-t-elle. Son expérience lui montrerait même que certains chercheraient à organiser le contournement des sanctions. « Mes collègues en Turquie reçoivent beaucoup de demandes de représentation de marques européennes », dit-elle. « Une certaine marque italienne ne veut pas approvisionner directement la Russie, alors ils négocient avec des entreprises turques. Ils livrent aux Turcs, et les Turcs nous approvisionnent. Ça marche comme ça. »

Si certains (LVMH, Hugo Boss, etc.) font semblant de toujours exporter certains articles vers la Russie, ils prétendent que c’est en veillant scrupuleusement au respect de la réglementation. D’autres encore se cachent derrière le fait qu’ils sont liés par des accords commerciaux. C’est le cas de Lacoste dont les produits sont encore très facilement disponibles à Moscou. Nous avons ainsi pu essayer une doudoune de la dernière collection de la marque, dont le prix, l’équivalent de plus de 1 000 euros, dépassait apparemment largement la limite fixée par l’UE. « Ces produits sont distribués par un partenaire turc qui dispose d’une licence pour fabriquer et exporter vers la Russie », explique-t-on au siège de la marque à Paris. Le vendeur moscovite nous a en effet confirmé que ces produits estampillés du crocodile provenaient de Turquie.

L’affaire Lancel soulève également certaines questions. Contrairement à la plupart des entreprises du secteur, le maroquinier, désormais sous pavillon italien depuis son rachat par le groupe Piquadro, n’a pas quitté la Russie. Elle exploite toujours notamment, via une filiale, une boutique située dans le centre commercial « Goum » sur la Place Rouge. Au siège parisien de Lancel, la décision de maintenir le magasin ouvert est justifiée « par la volonté de garantir l’emploi aux salariés », les Russes de la marque. Dans la boutique, il n’y a pas d’impression de pénurie, et certains sacs sont vendus plus de 90 000 roubles (environ 1 300 euros).